La menace de perdre son emploi, la dégradation des conditions de travail, la perte de sens, la montée de l’individualisme et le sentiment d’impuissance touchent un grand nombre de salariés dans la plupart des secteurs économiques, y compris dans les grandes entreprises et les services publics, censés être moins exposés à la dureté de la « guerre économique ». Une mise en question du prêt-à-penser managérial
Le corps social réagit non seulement aux changements matériels qui l’affectent, mais aussi aux violences symboliques liées à ces ruptures. Du manager de proximité au cadre dirigeant, la réalité de ces phénomènes est on ne peut plus tangible. Il faut aussi souligner que les recettes de la communication apparaissent de plus en plus, pour le salarié de base, comme des artifices et des réflexes conditionnés du management. Le manager qui n’a pas conscience, aujourd’hui, que ces pratiques ne font plus recette, et même qu’elles sont bien souvent contre-productives, a peu de chance d’être crédible.
Dans de nombreuses entreprises, on commence à s’accorder sur le constat d’impuissance et de débordement du management face aux tensions sociales qui s’exacerbent de jour en jour : les managers ne semblent plus avoir les capacités de comprendre le corps social, et encore moins d’agir sereinement pour résoudre les problèmes. Depuis trop longtemps arrimés à leurs tableaux de bord et à leurs outils de gestion, ils se sont éloignés de leurs équipes et ont perdu tout sens concret de la réalité. Une question fondamentale se profile : un dirigeant peut-il se contenter d’être un technicien de la gestion et abandonner à d’autres toute culture générale, toute connaissance de l’humain, et tout appétit de bien vivre ensemble ?
Le cas Alcibiade : repenser la compétence des dirigeants
Les tentatives pour trouver des solutions immédiates aux problèmes sont illusoires et l’on gagnerait au contraire à aborder la cure en se nourrissant de « considérations inactuelles ». Par exemple, on découvre chez Platon de lumineux dialogues sur l’excellence dans l’art de gouverner. Le dirigeant d’aujourd’hui ne devrait-il pas se rapprocher d’Alcibiade, et accepter de prendre quelques leçons auprès des maîtres anciens ? Qu’apprendrait-il ?
Alcibiade, jeune aristocrate brillant et ambitieux, rencontre Socrate qui lui propose son appui. Est-il vraiment prêt, comme il le souhaite, à se lancer dans la politique ? Certes, il a de nombreux talents, il est de « bonne naissance », il a acquis des compétences en grammaire, en musique et dans l’art de la lutte, et il se fait fort de surpasser tous ses concurrents. Pourtant, comment va-t-il s’y prendre pour convaincre et réunir les suffrages sur sa personne ? Peut-on enseigner à commander comme on enseigne une technique, lui demande Socrate. L’exemple du grand Périclès est la preuve du contraire : cet homme illustre n’a pas su transmettre son génie du commandement à ses propres enfants. Il faut, explique Socrate, avoir le sens de la justice pour être capable de prendre les bonnes décisions, pour fixer un cap et entraîner les autres dans des projets collectifs. Riposte d’Alcibiade, qui ne manque pas de ressources : il n’est pas nécessaire de connaître ce qui est juste, mais plutôt ce qui est avantageux, pour soi et pour la communauté.
Mais comment pourra-t-il démontrer au peuple qu’il sait, lui, mieux que les autres, ce qui est avantageux ? Chacun, en la matière, a son point de vue et, à suivre cette logique, on ne résout pas les affaires de la cité. Or s’il ne sait pas cela, alors Alcibiade se trouve dans la pire situation : ne pas savoir et croire que l’on sait. Voici Alcibiade dans l’impasse. Mais du moins, grâce à Socrate, il sait maintenant qu’il ne sait pas. Le travail peut commencer…
La suite du dialogue de Platon indique le chemin : pour pouvoir gouverner les autres il faut être capable de se gouverner soi-même. Cela suppose de « prendre soin » de soi, non pas au sens égocentrique d’un intérêt pour sa propre personne, mais au sens où c’est en cherchant le bien et la justice à travers ses propres actions, à travers ses relations à autrui, que l’on progresse dans la connaissance de l’homme et dans l’art de gouverner.
Voilà une source d’inspiration qui pourrait éclairer les programmes de formation des cadres et des dirigeants de demain. Relire Platon dans les écoles de management, ce serait une bonne approche pour apprendre à se situer soi-même – surtout pour ceux qui prétendent diriger, dans un monde de plus en plus incertain.
Contact : jean-francois.ballay@edf.fr

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